L‘historien des doctrines partage avec l’urbaniste une certaine fascination pour les reconstructions. Aussi sensibles soient-ils à la cruauté des soubresauts historiques qui furent à l’origine de ces catastrophes, l’un et l’autre y voient nécessairement un moment privilégié où, loin des compromis et des nuances de la pratique ordinaire, une ville enfin conforme à la doctrine a pu être édifiée. Le mot le plus douloureux apparaît régulièrement, au détour d’un rapport ou d’une rétrospective : toute reconstruction est une “occasion”.
Cette caractéristique est sans doute à l’origine de l’entrée de ces “drôles de villes” dans le champ du patrimoine. Au premier abord, en effet, on retient moins la qualité de leur architecture, qui illustre souvent les contraintes de l’urgence et la difficile mobilisation des capitaux, que l’extraordinaire terrain d’expérience et d’observation que représentent ces “laboratoires urbains”, villes toutes neuves où l’on peut observer, en temps réel, le début du processus de sédimentation qui fait l’histoire des villes. Pour autant, il serait trop sévère de nier la présence d’œuvres authentiques et l’on n’a point attendu que la vague des années cinquante fût devenue porteuse pour s’enquérir, s’inquiéter parfois, du devenir des façades du Havre ou de la cathédrale de Royan. Le processus de reconnaissance, entrepris sur la base des travaux de quelques pionniers, a pu, déjà, déboucher sur la mise en place de ZPPAUP.
Restent cependant les villes plus ordinaires, où aucun maître reconnu n’œuvra, et aussi celles dont les attraits touristiques et climatiques étaient peut-être moindres. Dans cette catégorie, l’année des ferveurs cinquantenaires a fait largement connaître un certain nombre de cas exemplaires qu’avaient révélé les deux colloques internationaux des villes reconstruites.
Historiquement, l’organisation de la reconstruction de 1945 résulte d’une volonté délibérée d’éviter les errements de sa devancière de 1919. Elle n’est plus un simple système de remboursement, mais une politique urbaine à part entière. La presse, reprenant la tonalité de l’ensemble des discours tenus alors, insiste sur le travail “d’amélioration” ainsi entrepris, qui dépasse la seule reconstitution des biens perdus.
La mise en œuvre de ce principe et du mode d’organisation qui en fut déduit —remembrements généralisés, regroupement des propriétaires en associations syndicales— repose sur une double direction : celle de l’architecte en chef et celle d’un délégué du MRU1 . Dans la plupart des cas, la notabilité encore intacte de l’homme de l’art permit de réserver à l’architecte l’entière responsabilité de la composition urbaine.
Même lorsque la table rase fut quasi intégrale, l’architecte en chef pouvait s’appuyer sur une double mémoire des lieux. Mémoire du sol d’abord, par l’entremise du délicat travail de reconstitution cadastrale qui débuta avant même les premiers déblaiements ; mémoire des projets ensuite, car nombre de projets de reconstruction reprennent les lignes directrices des anciens plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement dont le législateur avait, avant-guerre imposé l’étude.
Trois grandes options —on n’ose parler de doctrines tant les personnalités furent diverses— se sont partagés inégalement le marché : reconstruire à l’identique, produire une “grande œuvre” novatrice ou agir ponctuellement sur une partie des îlots à reconstruire.
En Bretagne, le cas de Saint-Malo est considéré comme exemplaire de la reconstruction “historique”, au point que nombre de visiteurs s’étonnent d’apprendre que la ville a été détruite lors de la dernière querre. L’implantation générale a été conservée, de même que la silhouette de la vieille ville enclose dans ses remparts. La conservation du tissu urbain était moins évidente ; face à une structure des plus morcelées, l’architecte en chef2 , s’est livré à quelques simplifications, en redressant et en élargissant une partie des voies.
L’exercice le plus périlleux fut, sans doute, la reconstitution architecturale. Le spectacle offert par la vue aérienne reste celui de l’entrelac “médiéval” des ruelles, d’une disposition pittoresque des bâtiments et, surtout, d’une unité de ton, de toitures, de matériaux qui n’était pas si forte avant-guerre. Ce séduisant travail d’illusionniste ne peut entièrement masquer un savoir-faire bien daté : la composition de la plupart des façades, si l’on oublie la différence des matériaux, n’est guère éloignée, à la toiture près, de celle de nombreux immeubles brestois ou lorientais.
Ce type de reconstruction a nécessité un soutien politique local suffisamment fort pour tempérer les principes d’hygiénisme portés par l’administration centrale, mais on mesure aujourd’hui ses effets à long terme : une certaine désertion du centre, livré à la seule fréquentation touristique, et l’absence d’intervention urbanistique cohérente sur le reste du territoire communal, jugé indigne, aujourd’hui encore, d’intérêt patrimonial.
Le Havre résulte de circonstances exceptionnelles : il s’agissait de confier à un maître reconnu, membre de l’Institut et âgé de soixante-dix ans, la ville présentée comme la plus sinistrée de France. Le résultat manifeste une unité de langage rare à l’échelle de toute une
ville. L’homogénéité de l’expression y est considérée implicitement comme le signe d’un véritable ordre urbain. Principale originalité de cette conception : elle considère la ville comme un simple réceptacle. Les édifices sont censés qualifier les vides qui les entourent, sans qu’aucune pratique de l’espace public ne soit prise en compte. En fait, en l’absence de doctrine spécifiquement urbaine, seule l’architecture est cohérente. Les règles d’urbanisme ont été élaborées sous la pression des événements et des opportunités opérationnelles. Le projet original, celui d’une ville-machine édifiée à trois mètres cinquante du sol, d’un coût hors de proportion avec les quelques avantages attendus (passage de canalisations, stationnement, collecte des déchets), sera rapidement abandonné par le conseil municipal. Il reste qu’une telle proposition est révélatrice de la philosophie de Perret : produire une œuvre totale, close sur elle-même, comme un temple grec posé sur son socle. À cette version achevée du classicisme, d’autres opposeront des réponses plus conciliantes à l’égard de la réalité urbaine. Face à ces projets exceptionnels, l’ordinaire des architectes reconstructeurs peut sembler assez terne. Des destructions de moindre ampleur, où des architectes de moindre notoriété ont produit l’essentiel de ce que l’on a appelé la « modernisation raisonnable » de près de deux mille communes françaises comme Saint-Lo, Caen, Beauvais, ou Lorient. Le plan de Maubeuge lui-même, cette « cité-jardin urbaine » due à André Lurçat, s’éloigne modérément de la conception traditionnelle d’une ville faite de rues et de quartiers.
Curieusement, cette apparente timidité cache un laboratoire d’inventions, comme si l’obligation de composer avec une trame existante et de se glisser sans élever le ton dans une tradition architecturale déjà installée avait stimulé la recherche de solutions nouvelles. L’architecture, à son échelle, en porte témoignage. Ainsi, d’ambitieuses solutions de préfabrication intégrale alimentent la presse spécialisée pendant plusieurs années et voient le jour à Orléans sous la férule de Pol Abraham. Mais la conciliation de ces produits, sophistiqués mais rares, avec les contraintes de la main d’œuvre et des matériaux disponibles confère aux immeubles de cette période un air de famille qui n’est pas loin de constituer un véritable style. Il couvre pourtant un large répertoire, qui va des réminiscences classicistes —les ordonnances de Brest, de Beauvais, d’Amiens— aux expressions plus spectaculaires des “modernes” de Royan ou Lorient.
Brest représente assez bien ce que furent les ambiguités doctrinales du moment et tient parmi les villes reconstruites une place originale. Son architecte en chef, Jean-Baptiste Mathon, grand prix de Rome, est déjà connu pour avoir dirigé la réalisation de plusieurs édifices publics à Cachan, avoir achevé la salle Pleyel et s’être illustré à l’Exposition de 1937. Le travail qu’il entreprend à Brest, sur les traces de l’architecte municipal d’avant-guerre, Georges Milineau, est une réorganisation de la composition urbaine sur une trame orthogonale, assise sur un cardo et un decumanus, mais reprenant, à quelques redressements près, l’ancien tracé viaire. Les implantations respectives de la place de la Liberté, que domine la mairie, et de la ville, désormais privée de son rempart, évoquent le rapport de Versailles à son château. Un jeu subtil de hiérarchies architecturales permet de contrôler, sans contraindre, les apports d’architectures diverses projetées par les responsables de chaque îlot.
Traditionnellement, en effet, la reconstruction est l’œuvre d’un groupe d’architectes fédérés sous l’autorité de l’architecte en chef, qui exerce sa tutelle sur des architectes chefs de groupes, puis chefs d’îlot. De la relative autonomie de ces derniers par rapport à cette hiérarchie dépend, en grande partie, la variété du paysage urbain qui en résulte. Au Havre, l’homogénéité des acteurs, majoritairement issus de l’atelier Perret, garantissait l’unité de l’œuvre ; à Lorient, leur extrême liberté a donné à la ville un registre d’écritures très étendu.
L’architecture de la reconstruction semble disposer de peu d’atouts lorsqu’elle est confrontée aux séductions de patrimoines plus anciens, ou même aux images, souvent plus clinquantes que réellement originales, que véhicule la presse architecturale. Au gris des édifices semble répondre la banalité des conceptions, au point que tout visiteur ressent d’emblée une uniformité qui décourage tout approfondissement. Conduite à contrecœur, oubliée pour mieux masquer la catastrophe, la reconstruction est restée méconnue dans ses principes. Réputée sans qualités, elle n’a qu’exceptionnellement produit une présence architecturale forte. C’est donc le plus souvent une architecture “ordinaire” qui impose un travail pédagogique spécifique. Celui-ci a été entrepris, généralement à l’occasion d’opérations de réhabilitation que l’âge des bâtiments et leur confort très relatif ont rendues nécessaires. Restaurant les couleurs, ou seulement la blancheur d’origine, ces travaux de réhabilitation agissent sur une architecture aux modénatures ténues et très sensibles au vieillissement des enduits, comme des révélateurs pour ces villes réputées “sans patrimoine” mais qui pourraient, à brève échéance, s’en avérer d’authentiques gisements.
Patrick DIEUDONNE
Institut de géo-architecture Université de Bretagne occidentale - BREST - Secrétaire de l’association internationale des villes reconstruites